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La Loi sur l'équité salariale rate-t-elle sa cible?

Karine Fortin

Le mardi 13 novembre 2001

* Équité salariale: Combien d'entreprises délinquantes au soir du 21 novembre? (12/11/2001)

 

En adoptant la Loi sur l'équité salariale, il y a cinq ans, le gouvernement du Québec a reconnu l'existence d'une "discrimination systémique" d'origine historique et culturelle à l'endroit du travail des femmes et s'est fermement engagé à l'éliminer. Cependant, la démarche de comparaison imposée aux entreprises ne donne pas toujours les résultats escomptés. À quelques semaines de l'échéance du 21 novembre, il semble même que nombre de patrons débordés soient en train de faire oublier l'objectif même de la loi.

Les résultats du sondage mené par l'Ordre des conseillers en relations industrielles (OCRI) au cours de l'été révèlent que seuls 34 % des patrons considèrent que l'application de la loi aura des effets positifs dans leur entreprise. Et, parmi eux, à peine la moitié croit que la fastidieuse démarche améliorera véritablement l'équité.

Pour les autres, le processus permettra plutôt de développer des pratiques de rémunération plus efficaces ou d'améliorer les relations de travail. Des pessimistes croient au contraire que la loi générera un moins bon climat de travail et des relations de travail moins harmonieuses dans leur entreprise. Treize pour cent pensent même que le processus d'évaluation et de comparaison aura pour principal effet "une moins bonne équité dans l'organisation".

"Laborieux et inutile"

Pour le moment, les conséquences de l'exercice obligatoire sont difficiles à évaluer puisque seules 17 % des organisations affirment avoir terminé leur démarche. Chez les grandes entreprises comptant 100 employés ou plus, cette proportion chute à 7 %. Les rares organisations qui ont accepté de faire le point sur leur expérience parlent souvent d'un exercice "laborieux" et "inutile".

C'est notamment le cas aux Industries Lassonde, qui produisent les jus Oasis. Avec l'accord des syndicats, l'entreprise a conçu deux programmes distincts: l'un couvre les deux usines tandis que l'autre s'adresse aux employés de bureau. "Tout s'est relativement bien déroulé, mais on s'en serait bien passé. C'est une très lourde formalité", affirme Jacques Tardif, responsable des ressources humaines. D'autant plus que les résultats de la démarche semblent parfois "illogiques", que les changements salariaux seront mineurs et qu'ils ne profiteront qu'à un très faible pourcentage des employés.

Pourtant, s'il l'on en croit la présidente de la Commission de l'équité salariale, Me Jocelyne Olivier, tout le monde gagne à appliquer la loi. "Il ne faut pas oublier que le principe de non-discrimination était déjà reconnu et inscrit à la Charte des droits et libertés du Québec bien avant l'adoption de la loi de 1996. Plusieurs entreprises - et non des moindres - ont d'ailleurs été poursuivies par leurs employés parce qu'elles n'étaient pas équitables envers les femmes. Pensez à Bell Canada ou au gouvernement fédéral", rappelle-t-elle. À son avis, la mise en place de programmes d'équité va éviter bien des mauvaises surprises aux employeurs. "Mais ça n'empêchera pas les femmes de recevoir enfin ce qui leur est dû."

Les patrons interrogés par l'Ordre des conseillers en relations industrielles estiment que les changements salariaux nécessaires pour réaliser l'équité seront inférieurs à 5 %. Dans certains cas, plus rares, ils pourraient dépasser 10 %. Mais il faudra attendre au moins un an pour savoir exactement combien de femmes - et d'hommes - occupant des emplois à prédominance féminine en auront profité.

N'empêche qu'en comparaison avec les milliards de dollars qu'obtiendront les fonctionnaires fédéraux à la suite d'une décision judiciaire, ces changements annuels semblent dérisoires. L'argument fait soupirer Me Olivier: "Les fonctionnaires se sont battues pendant 15 ans avant de voir leur argent. Le tiers de ce qu'elles recevront est constitué d'intérêts. Le reste équivaut à environ une augmentation d'un dollar de l'heure", affirme-t-elle. "Les changements prévus par la loi ne seront pas rétroactifs. Mais ils sont significatifs. Et puis, dans un cas comme celui-là, on se bat aussi pour le principe."

Me Olivier insiste aussi sur la dimension universelle de la loi, rappelant que c'est d'abord pour assurer à toutes les femmes une juste rémunération que le gouvernement a choisi de faire adopter une loi proactive. "Le recours par plainte s'est avéré très compliqué, très coûteux et très long. En pratique, ce type d'action est réservé aux groupes les plus organisés, aux syndicats soutenus par des grandes centrales. Les femmes non syndiquées, qui sont les plus vulnérables, n'étaient pas en mesure d'exercer leurs droits avec la Charte", explique-t-elle. C'est d'ailleurs pour cette raison que les syndicats et les groupes de femmes se sont tant battus pour obtenir la loi.

"Même si c'est un compromis, même si son application pose des problèmes qui devront être réglés, la Loi sur l'équité salariale représente une avancée majeure pour les femmes", affirme la vice-présidente de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) Claudette Carbonneau. Tous les bons avocats le savent: "une mauvaise entente vaut mieux qu'un bon procès" parce qu'elle ouvre des perspectives d'avenir au lieu de se limiter à régler le passé.

Nouvelles stratégies syndicales

Autre dimension du problème posé par l'entrée en vigueur de la loi, rares sont les organisations qui envisagent les lendemains de l'échéance. Celles qui le font se rendent toutefois compte qu'elles pourraient se retrouver avec des problèmes inédits.

Le maintien de l'équité salariale impose en effet aux employeurs une rigidité qui risque d'avoir un impact sur la vie de l'entreprise et sur les relations de travail. Ainsi, certains patrons se demandent comment ils réussiront à attirer une main-d'oeuvre spécialisée sans mettre en péril l'équité et sans menacer la santé financière de leur entreprise.

"En limitant le jeu de l'offre et de la demande, la loi risque de se révéler désavantageuse pour les employeurs, mais aussi pour certains employés indispensables et rares", fait remarquer Jacques Tardif, des Industries Lassonde. "Par exemple, si on veut augmenter le salaire de nos mélangeurs, il faudra aussi hausser celui des autres employés dont le poste est jugé équivalent. Ça risque de nous coûter trop cher", souligne-t-il.

Elle est révolue l'époque où un petit nombre d'employés bien organisés - des techniciens, par exemple - pouvaient obtenir des hausses salariales de 10 % par année pendant que leurs collègues - des couturières ou des téléphonistes - devaient se contenter de 2 % arrachés de haute lutte après 10 mois de grève. Les syndicats devront nécessairement tenir compte des nouvelles obligations des patrons et modifier leur stratégie de négociation.

"La répartition des augmentations salariales se fera peut-être autrement, reconnaît Claudette Carbonneau. À partir de maintenant, les gains seront répartis parmi un plus grand nombre d'employés. En termes de justice sociale, on peut considérer ça comme une avancée", souligne-t-elle.

Patrons et syndicats s'entendent pour dire qu'on s'apprête à tourner une page de l'histoire du travail. Pour le moment, toutefois, personne ne voit trop venir la prochaine Et la Commission n'a pas de réponse à fournir. "Le concept même d'une loi proactive sur l'équité est relativement nouveau. Il existe très peu de modèles et aucune jurisprudence applicable", rappelle Me Olivier. "Nous devrons donc bâtir notre expérience à partir de l'expérience."

Deuxième d'une série de trois article